Mue par extension

Compte rendu de l’exposition « Serpent Dream » de Tarek Lakhrissi, Zabriskie Point, Genève, 21 juin – 21 août 2019

Joan Grandjean, Université de Genève

Figure 1: Vue de l’exposition « Serpent Dream », Zabriskie Point, Genève, 2019. © Tarek Lakhrissi. Photographie d’Étienne Chosson.
 

L’espace d’art contemporain géré par Zabriskie Point, un collectif de jeunes artistes et historiens de l’art, a pour atout d’être un lieu du quotidien situé en plein cœur du tissu urbain genevois. Le Rond-Point de Plainpalais, tel qu’il est aujourd’hui, est un réaménagement réalisé à la fin des années 1970 ; l’édicule comporte un kiosque à journaux, une salle de repos pour le personnel des Transports Publics Genevois (TPG), des toilettes publiques et des cabines téléphoniques. Cela fait toutefois plusieurs décennies que ces infrastructures ont perdu leur fonction directement liée aux transports publics et sont en friche. Le local vitré dans lequel le personnel des TPG se reposait autrefois n’est plus en activité ; il en est de même des deux cabines téléphoniques. Ainsi, depuis 2011, le collectif Zabriskie Point occupe les lieux pour redonner vie à cet aménagement urbain obsolète et délaissé. Leur centre d’art a la particularité d’être à la croisée des chemins, entre deux axes importants du réseau des transports publics de la ville, gardé par une forêt de feux de circulation qui régule les va-et-vient de ceux qui contournent et traversent le Rond-Point. Les passants ont la possibilité d’observer depuis l’extérieur les expositions du collectif, visibles à travers les vitrines, aussi bien durant la journée que pendant la nuit.

Tarek Lakhrissi (né en 1992 à Châtellerault, vit et travaille à Paris) a été séduit par l’invitation d’Étienne Chosson, Mathias Pfund et Constance Brosse, l’équipe qui gère actuellement le centre d’art, parce que leur réutilisation du local sort du cadre des lieux d’expositions de l’art contemporain de type white cube. Cet endroit clos qui s’observe depuis l’extérieur dans l’espace public, lui a permis « d’insister sur la thématique de l’interaction avec les corps et le rapport qu’ils entretiennent avec l’espace social et public. » Une thématique qui a toujours nourri son travail d’artiste et de poète, dans lequel il confère aux mots qui se meuvent autant dans le médium littéraire que dans celui du performatif et du visuel une plasticité éloquente. C’est dans cette dynamique qu’est née l’envie de faire « Serpent Dream », la première exposition individuelle de l’artiste à Genève.

L’exposition de Tarek Lakhrissi a été inaugurée le jour d’un solstice d’été pluvieux et gris, avec en arrière-plan un mélange sonore des différentes manifestations de la Fête de la Musique. Rassemblés sur le Rond-Point, l’artiste et le collectif accueillaient les passants attirés par l’événement. Sur une des vitrines du local, on pouvait lire un texte de l’artiste séparé par un meneau central.

Figure 2 : Vue de l’exposition « Serpent Dream », Zabriskie Point, Genève, 2019. © Tarek Lakhrissi. Photographie d’Étienne Chosson.
 

Derrière le texte se déployait de tout son long une installation composée d’une grande pièce de tissu déployée sur deux chaînes accrochées au plafond. L’éclairage d’un néon orange et la lumière zénithale se reflétaient sur le sol ainsi que sur une pièce de tissu, tous deux argentés. Une autre vitrine montrait une seconde pièce de tissu argentée, suspendue à la verticale et dansant au rythme des courants d’un air pulsé. Écrite avec la même police vaporeuse, utilisée pour les mots en lettres capitales dans le texte précédent, on pouvait lire sur cette seconde étoffe : « NO I DON’T HAVE ALL THE ANSWERS ». Ces deux interventions textuelles dans l’installation situent le propos de l’artiste :

Le rêve du serpent est né d’une altercation avec les forces de l’ordre. J’en suis arrivé à ce serpent parce qu’à ce moment-là je me suis imaginé mourir. La mue cristallise par conséquent cette mort. Pour cette installation, j’ai tout de suite imaginé un corps flottant, en lévitation. Toute l’installation a été stimulée par cette question de la lévitation, mais aussi celle du rêve, donc du flottement. C’est pour moi une porte de sortie parce que le rêve est une manière d’identifier un autre rapport au réel, d’en sortir et de mieux se sentir en vie.

L’exposition adapte la symbolique de la mort et de la renaissance par la transmutation et le flottement. Le voile étendu tout du long rappelle la dépouille de l’artiste, récupérée et exposée comme une relique à la vue des passants. Par ailleurs, le vernissage n’offrait au visiteur qu’un aperçu diurne de l’exposition. Celui qui revenait sur le Rond-Point, une fois la nuit tombée, pouvait observer l’installation baignée d’une étrange lumière de soleil couchant. Or, les propos ci-dessus sous-entendent également la possibilité d’une renaissance par le rêve. Tout en contrastant avec l’architecture grisâtre et le métal vert-de-gris de l’édifice oblong, l’éclairage projetant la lumière sur le sol et les pièces de tissu argentés symbolisent un émerveillement propice à la métamorphose de l’artiste.

Figure 3 : Vue de l’exposition « Serpent Dream », Zabriskie Point, Genève, 2019. © Tarek Lakhrissi. Photographie d’Étienne Chosson.
 

Le passage à Genève de Tarek Lakhrissi ne s’est pas résumé au vernissage de l’exposition « Serpent Dream ». Durant son séjour, il a d’abord dû concevoir l’installation in situ avec les membres du collectif. Il a ensuite participé à deux événements collatéraux organisés par Zabriskie Point afin que le public genevois découvre la diversité de son travail. Un premier événement s’est déroulé le 18 juin à L’Écurie, un lieu associatif dans le quartier des Grottes, où la salle de concert a été transformée en cinéma pour la projection de Diaspora/Situations (2017) et Out of the Blue (2019). Le premier film est un documentaire qui traite des identités diasporiques queer ; il est le fruit de plusieurs entretiens que l’artiste a réalisé avec des activistes et artistes de couleur qui décrivent leur rapport à leur corps et leur état d’esprit entre les villes de Montréal, Paris, Bruxelles, Nantes et Londres. Le deuxième film est un court-métrage de science-fiction réalisé dans le cadre d’une résidence à La Galerie CAC de Noisy-le-Sec, en banlieue parisienne, où il a été invité à faire des recherches en envisageant la banlieue comme un ailleurs futuriste. Le court-métrage avait été présenté une première fois dans le cadre de l’exposition « Caméléon Club » ; il a principalement été tourné dans un cinéma de Noisy-le-Sec avec de jeunes artistes interprétés par Sorour Darabi, Anissa Kaki, Cherry B. Diamond et Chouaïb Arif. L’histoire se passe dans un futur proche et raconte qu’ils sont les seuls survivants d’une attaque extraterrestre qui aurait fait disparaître les classes dominantes. Le film met de ce fait l’emphase sur la quête initiatique que va devoir entreprendre le personnage principal dont les aventures seront décrites dans des événements à venir, notamment celui qui a pour titre « Mowgli », en collaboration avec Sorour Darabi, qui sera réalisé dans le cadre du festival bruxellois Kunstenfestivaldesarts 2020.

Le lendemain du vernissage de « Serpent Dream », Tarek Lakhrissi s’est rendu à La Dispersion, une librairie indépendante consacrée à l’art et à la pensée critique dans le quartier de la Jonction, pour y lire plusieurs poèmes, dont la plupart sont issus de son livre Fantaisie finale. L’ouvrage a été réalisé à l’occasion d’un projet d’éducation artistique et culturelle au sein de deux structures d’enseignement secondaire franciliennes et mêle des photogrammes, issus de vidéos réalisées par des adolescents dans le cadre d’ateliers, à des textes et poèmes de l’artiste.

Figure 4 : Tarek Lakhrissi, Out of the Blue (2019). Photogramme. Court-métrage, HD, 14’. © Tarek Lakhrissi.
 

Que ce soit dans le documentaire et le court-métrage projeté à L’Écurie, ou dans son exposition au Zabriskie Point, mais aussi pendant la lecture d’extraits de son livre d’artiste à La Dispersion, Tarek Lakhrissi n’a de cesse de croiser la fiction et le langage en créant des situations qui mettent en scène une « futurité racisée queer », un point qui lui est cher et qui motive considérablement sa pratique. L’artiste se réfère au concept de « Queer Futurity » défini par José Esteban Muñoz. Ce chercheur américain travaillait sur l’étude de la performance, les études culturelles et visuelles, ainsi que les théories queer et critique. Il a développé le concept de « futurité queer » afin de renvoyer à un à-venir conçu collectivement. Cet à-venir insiste moins sur la définition temporelle ou identitaire auquel un tel concept serait réduit mais plus sur l’épaisseur sociale et individuelle qui rend possible un devenir en commun. En créant autour des communautés, de la périphérie, des cultures queer et populaires, tout en étant porté par différentes écoles de pensée ou d’esthétique – qu’elles soient féministes, postcoloniales, queer et traitant du genre –, Tarek Lakhrissi accompagne ses performances, textes et créations visuelles de fondements intellectuels qui ont profondément mis à jour les sciences humaines et sociales et plus généralement l’expression et la création. En plus de Muñoz, l’artiste évoque également, dans un article, sa sensibilité initiée par les textes de Jean-Paul Sartre ayant trait au tiers-monde, le militantisme et la poésie d’Audre Lorde, la description des communautés trans faite par Janet Mock, ou encore l’art conceptuel de Glenn Ligon, dont le travail explore la race, le langage, le désir, la sexualité et l’identité. Tous ces exemples lui ont permis de réfléchir à comment donner la voix aux périphéries, qu’elles soient géographiques, sociales ou culturelles. Armé de ces puissantes idées, Tarek Lakhrissi crée des zones de passage où sont constamment redéfinis des espaces possibles et des perspectives d’existence pour ceux qui ne trouvent pas leur place au sein de nos sociétés contemporaines.

La création d’espaces, où le concept de futurité est la base d’une émancipation identitaire ou sociale, est un phénomène qui se retrouve également dans les démarches d’artistes de l’aire géoculturelle arabe, à savoir les artistes issus des pays arabes, de sa diaspora et de son immigration. En effet, il est possible d’isoler une production artistique qui effectue soit un retour vers le passé ou puise dans l’héritage culturel pour mettre en valeur des intérêts politiques et sociétaux afin de repenser l’avenir. Le cas des futurités en est un héritage direct. Il n’est pas seulement présent dans la pratique de Tarek Lakhrissi mais constitue la base de celle de Sophia al-Maria (née en 1983 à Tacoma, vit et travaille à Londres), une référence directe et revendiquée de l’artiste français. Peu après avoir terminé des études de littérature comparée et d’études en cultures orales et visuelles, l’artiste, auteure et productrice de films américano-qatarie s’est intéressée aux marges (tribales, genrées, économiques, diasporiques) et au rapport qu’elles entretiennent avec les cultures populaires des principautés arabes du golfe Persique, en formulant le concept de Gulf Futurism. Ce concept critique les grands récits fondateurs des principautés arabes du golfe Persique moderne et contemporain, « liés à la pérennité des réserves de pétrole et du capitalisme tardif » depuis les années 1970. La démarche de l’artiste s’attache par conséquent à défaire d’une part la propagande moderniste et futuriste opposée à la tradition et à l’histoire des pays du golfe Persique ; elle propose d’autre part une analyse de la situation régionale en utilisant le spectre de la dystopie et de la science-fiction. À l’instar des futurités queer racisées de Tarek Lakhrissi, le futurisme du Golfe n’a pas pour visée de représenter le futur d’une situation ou d’une région précise. Toutefois, les deux utilisent des codes propres aux genres de la science-fiction et de la Fantasy afin de se départir d’une situation dominée par une forme de « présentisme » en produisant des lieux de passage, que les deux artistes nomment « seuil/threshold ». Ces seuils sont une jonction entre le monde réel et les mondes imaginaires, parallèles ou futuristes qu’ils conçoivent afin de renverser le système dominant et y introduire d’autres éléments dans le but de créer un espace de possibilités, comme une localisation physique de l’utopie.

Figure 5 : Tarek Lakhrissi, NO I DON’T HAVE ALL THE ANSWERS (Détail) (2019). Impression sur papier, 100 x 65 cm, édition limitée. © Tarek Lakhrissi. Design graphique de Valentin Bigel.
 

La démarche de Tarek Lakhrissi, qui s’inspire du « seuil », en quête d’hétérotopies, frôlant avec la notion d’intersectionnalité et puisant dans des esthétiques futuristes ethniques (Afrofuturism et Gulf Futurism), pose autant de nouvelles pistes dans la recherche et la création artistique qui ne proviennent pas de l’espace géoculturel anglo-américain. En adaptant des courants de pensée et esthétique qui ont été imaginés pour des situations et des géographies précises qui ne sont pas les siennes, Tarek Lakhrissi expérimente un terrain où, certes, « il n’a pas toutes les réponses », mais par l’entremise de la fiction, notamment des genres de la Fantasy et de la science-fiction ; du langage, lorsqu’il joue avec l’emploi de l’anglais, du français, de l’argot, de l’arabe, sans oublier la richesse de leur sémiotique ; de la diversité des médiums expérimentés, qu’ils soient textuels, sonores, visuels, performés, etc. Par conséquent, en tant qu’artiste français, Tarek Lakhrissi intègre dans sa démarche de représentation des périphéries des questionnements relatifs à la topographie de la banlieue, la surdétermination politique, la place dans la société des immigrés et des générations qui en sont issues, les mouvements de lutte pour valoriser les minorités et les discriminations, qu’elles soient sexuelles, liées au genre, à la classe sociale ou à la couleur de peau. Tous ces éléments se retrouvent au centre de sa pratique afin que, d’une part, ils prennent consistance et deviennent des exemples tangibles et qu’ils soient, d’autre part, partagés au sein des différentes communautés convoquées, par l’intermédiaire de rencontres, de discussions, de concerts qui accompagnent l’exposition de son travail.

Ainsi, les formats de diffusion du travail de Tarek Lakhrissi, pour cet événement genevois qui a eu lieu en sa présence, montrent l’épaisseur de sa réflexion et de sa pratique. « Serpent Dream » s’inscrit de plus dans la continuité de sa première exposition personnelle à La Galerie CAC de Noisy-le-Sec dans laquelle il abordait l’espace de la banlieue comme un ailleurs futuriste. Cette seconde exposition personnelle au Zabriskie Point poursuit la recherche qu’il menait en insistant cette fois-ci sur le sentiment d’appartenance symbolisé par l’exposition de sa transmutation dans l’espace public. À la manière des musées d’histoire naturelle et de l’évolution qui tutoient la grande aventure de la biodiversité, Tarek Lakhrissi transforme donc la galerie du Zabriskie Point en un étrange diorama, dont le contenu témoigne d’une synthèse nouvelle au « seuil » de certains faubourgs identitaires auxquels les passants du Rond-Point de Plainpalais, et plus largement de Genève, ne sont pas directement confrontés.

Bibliographie

Al-Qadiri, Fatima/Al-Maria, Sophia (14 novembre 2012) : « Al-Qadiri & Al-Maria on Gulf Futurism ». Dazed Digital [online]. Consulté le 26 avril 2019.

Grandjean, Joan (2019) : « Tarek Lakhrissi, Alibi futuriste. Caméléon Club, La Galerie CAC Noisy-le-Sec, 2 février – 30 mars 2019 ». ESPACE art actuel 123 : 78-79.

Hartog, François (2003) : Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. Paris : Le Seuil, « La Librairie du xxie siècle ».

Lakhrissi, Tarek (2019a) : Fantaisie finale. Pantin : cneai=.

Lakhrissi, Tarek (2019b) : « On Fantasy, Placelessness and Queer Futurity ». The Funambulist 24 : 44-47.

Muñoz, José Esteban (2009) : Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity. New York : New York University Press.

Biographie

Joan Grandjean est doctorant et assistant de recherche à l’Unité d'arabe de l'Université de Genève. Depuis 2017, il travaille à une thèse de doctorat sous la direction de la professeure Silvia Naef qui s’intitule « Et si… des futurismes arabes en l’histoire de l’art ? » Il fait partie des membres fondateurs de la plateforme scientifique Manazir et de Manazir Journal. Actuellement, il est collaborateur scientifique et travaille avec Prof. Silvia Naef sur un projet de recherche financé par la Fondation Boninchi (Genève).


How to cite this exhibition review: Joan Grandjean, "Mue par extension", Manazir: Swiss Platform for the Study of Visual Arts, Architecture and Heritage in the MENA Region, published online 3 February 2020, https://manazir.art/blog/lakhrissi-grandjean/